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La Maçonne

Les « visionnaires » béguines : les femmes mystiques au 13ème siècle contre l'église.

J'ai abordé dans cet article antérieur les fondations de monastère féminin et une catégorie d'abbesses et de moniales ayant vécues entre 600 et 1300 : les visionnaires. La prophétie fut un art fort répandu durant cette période et en particulier parmi les femmes. Bien évidement, comme vous vous en doutez, je ne suis pas portée par ce type de croyance. Cependant, la curiosité (et surtout la mienne) étant ce qu'elle est, j'ai souhaité en savoir plus sur ces femmes. Je suis certaine que vous aussi.

C'est pourquoi, je vous livre ici le résultat de mes dangereuses recherches.  En effet, dangereuses est bien exactement le qualificatif que l'église de Rome elle-même a donné à ces femmes comme à toutes les religieuses ... Ainsi, derrière ses images pieuses de saintes, vous découvrirez une toute autre réalité. 

Les béguines. 

Les béguines est le nom donné à des femmes désireuses de vivre « en religion » en restant laïques. Elles vivaient en communauté dans des domus (maison) qu'elles partageaient. Leur mode de vie est, d'ailleurs, peu connu. Elles servaient dans les hospices, les léproseries, … rendaient services à la communauté.  Le mouvement apparaît au 13ème siècle aux alentours de Liège. 

Le mode de vie des béguines est inconnu. L'étude de l'hôpital de Wetz à Douai tenu par des béguines au 14ème siècle permet de se faire une idée d'une « maison ». Cette communauté était composée d'une 20aine de femmes en moyenne, qui abritaient une 100aine de femmes malades et infirmes dont il est difficile de savoir si toutes étaient des béguines.  Cette communauté possédait l'hôpital et ses bâtiments mais aussi des terres cultivées permettant de leur assurer un revenu. Les béguines appartenaient à toutes les classes sociales : pauvres ou encore riches. 

Le cas de cet hôpital (mais nous étions au 14ème siècle) montre que les béguines semblaient recevoir aussi des chanoinesses dirigeant conjointement l'hôpital avec la « souveraine ». La hiérarchie semble fixée et organisée. Or, rien n'indique puisque ces communautés de femmes vivant sans règle que cette organisation soit la plus courante. Ce sont elles qui s'occupent de l'entretien des bâtiments, des jardins et des champs, des soins, des ventes au marché de leur production, faisant aussi les travaux habituels de couture et de tissage pour leurs propres besoins. En un mot, ces communautés de femmes étaient autonomes sur le plan matériel. Soit par l'effet de rassemblement de biens (les plus riches fournissant par exemple la demeure, les autres leur bras …), une communauté orientée sur le travail et le service aux autres, … il est assez difficile de définir un profil-type de la béguine et encore moins de leur communauté. Certaines béguines - mouvement qui a rassemblé malgré tout plusieurs milliers de femmes - sont sorties de l'anonymat suite à leurs écrits ou de leurs hagiographies. 

Marie d'Oignies n'a pas d'intérêt en tant que telle. Du moins, elle en gagne du fait de l'identité de celui qui rédigera sa Vita : Jacques de Vitry. Ensuite parce qu'elle a donné lieu à la première vita concernant les béguines dans la région de Liège. 
Née en 1177, mariée à l'âge de 14 ans, elle convainquit son mari de vivre dans la pauvreté et la piété. Le couple rejoignit une léproserie. Gagnant en renommée, harcelée par de nombreuses visites, elle réussit à s'échapper et à rejoindre une communauté de femmes ou à la fonder, située à proximité d'un monastère de chanoines. Jacques de Vitry était alors chanoine de 1211 à 1216. Il devint le confesseur de Marie d'Oignies. Il débutera la rédaction de la vita de Marie dès sa mort ne 1213 qu'il présentera très certainement au pape en 1216 . 
Il partira en Terre Sainte pour être l'évêque de St-Jean-d'Acre et ne revint à Liège qu'en 1226 en qualité d'évêque-auxiliaire. Nommé Cardinal, il décédera à Rome en 1240 et se fera enterré, à sa demande, à Oignies aux côtés de Marie. Il appartenait à un mouvement de prédicateurs désireux d'ouvrir des « ordres nouveaux », les frères-Pécheurs. On trouve ainsi Jean de Liro, prêtre à Liège et Jean de Nivelles qui ouvrira plusieurs couvents de cisterciennes. Cela explique pourquoi parmi les visionnaires, on trouve bons nombres de femmes béguines de la région de Liège ou de Nivelles. 

Ide de Nivelles et Béatrice de Nazareth furent, elles aussi, béguines mais rejoignirent un ordre de cisterciennes. On compte aussi Christine l'Admirable ( décédée en 1225), Lutgarde de Tongres (décédée en 1248),  Julienne de Mort-Cornillon (1248) Thomas de Cantimpré écrira les vitae de Lutgarde et de Christine l'Admirable. 
« En somme, tous ceux qui nous informent sur les saintes femmes — et partant, sur la vie religieuse des mulieres religiosae — sont des ecclésiastiques qui, à un titre ou à un autre, étaient chargés d'assurer leur encadrement religieux, de veiller à leur « orthodoxie ». » explique Michel Newers. 

Pour Jacques de Vitry, qui tenta d'expliquer l'origine du mouvement des béguines, il manquait des places dans les couvents traditionnels. Les femmes ne pouvaient pas toutes trouvées une place dans ces structures. Or, note l'auteur Michel Lauwers, il n'existait pas d'ordre féminins mais des ordres masculins faits par des hommes. Les moniales vivaient selon les mêmes règles masculines qui ne leur étaient pas adaptées. Ainsi, ces femmes désiraient créer un mouvement pieux qui leur permettaient de palier à cette première difficulté en gardant, par ailleurs, une certaine autonomie. 
« En un certain sens, les groupements béguinaux de plus en plus nombreux menaçaient le rôle de l'Église dans la société. Composés majoritairement de femmes, ils ne faisaient qu'inquiéter davantage une institution ecclésiale essentiellement masculine, qui les excluait de la plupart des fonctions rituelles. » ajoute l'auteur. 

L'origine du mouvement des béguines est un « mystère de l'Histoire ». Dès 1250, l'idée est que Lambert de St-Christophe (li begge), prédicateur rigoriste, serait à l'origine de ce mouvement ayant construit les premières maisons et une première chapelle pour des semi-religieuses. Le mythe fut propagé par les clercs, donnant ainsi à ce mouvement de femmes, un fondateur masculin.

Or, Lambert est mort en 1177 et les premières communautés n'apparaissent pas avant 1200. Une première charte en 1241 permet de situer le début du mouvement concernant (déjà) 1000 femmes en charge de construire l'église de St-Christophe. Les statuts imposés au béguines de Liège datent de 1246  permettant d'exercer, ainsi, le contrôle de ses communautés par les ecclésiastes. Interdit en 1311, les béguines de Liège durent se plier à une nouvelle charte en 1313. La communauté établit autour de l'église de St-Christophe survécut jusqu'au 19ème siècle. 

Ainsi, les béguines seraient un mouvement plus ou moins spontané de femmes désireuses de vivre en communauté suivant des principes religieux, voulant créer un nouveau mode de vie plus conforme à leurs aspirations que l'église ne pouvait pas leur offrir et leur permettre. Leurs confesseurs (ou directeurs de conscience) s'employaient à vérifier leur conformité et à les démontrer par l'écriture de vita en exemple. Autrement dit, cette démarche qui se voulait spécifiquement féminine fut entravée dès l'origine. L'églie de Rome souhaitait, ne pouvant éradiquer le mouvement, au moins le contrôler. 

Ces béguines étaient, pour la plupart, instruites. Certaines même furent reconnues pour leur connaissance et leur savoir faire dont Béatrice de Nazareth, pour ne citer qu'elles. Or, cette instruction inquiétait aussi l'église de Rome, qui voyait en ses femmes instruites un danger pouvant lire et manipuler les textes religieux. 
Ainsi, rapporte Michel Lauwerrs, à la veille du concile de Lyon (1274), Guibert de Tournai expliquait : « II y a chez nous des femmes qu'on appelle béguines, dont certaines se flattent de leurs subtilités et se réjouissent des nouveautés. Elles ont interprété les mystères de l'Écriture et les ont traduit en français, alors que ceux qui sont vraiment versés dans leur études ne les pénètrent qu'à peine. Elles les lisent ensemble, sans respect, avec audace, dans des conventicules, dans d'obscures cellules, sur les places publiques... » 

Il ne se trompait pas. Julienne de Mont-Cornillon (1192-1248) inventa la Fête-Dieu. Ceci suite à une vision (une lune brillante barrée de noire). Elle rédigea même l'office. Les bourgeois et écclésiastes de Liège s'y opposèrent. Persécutée, elle dut fuir avec une de ses amies pour se réfugier dans un convent cistercien. La Fête-Dieu fut finalement acceptée par le pape en 1264 par Urbain IV qui n'était que Jean Pantaléon, archidiacre de Liège. A l'office rédigé par Julienne, l'église de Rome lui préféra celui rédiger par Thomas d'Aquin … 

Lutgarde de Tongres (née 1182, morte en 1246)

Lutgarde de Tongres (née 1182, morte en 1246) fut une des premières à vouer une dévotion au « Sacré-Coeur ». Elle eut ainsi pour vision le Christ, avec une plaie ouverte sur le côté gauche montrant son cœur. Ce qui est, d'après les spécialistes dans ce domaine, une très sérieuse première vision du cœur du Christ. Cette notion du « sacré coeur » est, donc, pour le coup, une nouveauté cultuelle.  L'église instaura réellement le culte du Sacré Coeur après qu'une autre femme Marie-Marguerite Alacoque (1647-1690) eut des visions identiques à son aînée flamande. La cistercienne Gertrude d'Helfta (1256-1301) dite Gertrude la Grande; ainsi que deux de ses compagnes, reprendra la mystique du Sacré Coeur. Les vitae des premières béguines soigneusement établies servaient de références aux moniales. 

Une des plus grandes craintes de l'église était que les béguines, comme d'ailleurs toutes les religieuses, se mettent à prêcher – c'est-à-dire qu'elles prennent la parole –  Ce qui aurait été, comme on l'imagine, parfaitement inconcevable. Elle craignait aussi qu'elles confessent ou donnent des conseils en dehors du dogme. Bref, qu'elles fassent de l'ombre aux prêtres et donc à l'église elle-même. 

Ainsi, la mise sous tutelle de ces femmes, du moins de celles qui semblaient les plus importantes et les plus fines, permettaient d'éviter cette funeste éventualité. Ils imposèrent ainsi autant un comportement que décrit Jacques de Vitry : couleurs de vêtements, voile sur la tête, mains couvertes, tête et yeux baissés en signe d'humilité, … qu'elles ne parlent pas (pour ne pas médire sur les prêtres), qu'elles se confessent plus régulièrement que les autres laïcs, qu'elles fassent des jeûnes réguliers … Christine l'Admirable en fit plusieurs de 7 ans selon son biographe. En un mot, les béguines "semi-religieuses" étaient contraintes d'adopter une règle spécifique, dans le seul but était de rassurer ses messieurs de l'église. Suivant les illustrations, on constate que les béguines sont représentées avec des tenues de religieuses. Ce qui ne semble pas avoir toujours été le cas. Les archives des béguines de Douai mentionnent l'achat de manteaux pour les béguines assez tardifs (au 14ème siècle). Jusqu'alors, rien dans leurs tenues ne semblaient les distinguer des autres femmes.

 

La relation au mort était assez centrale pour les béguines. Elles participaient aux cérémonies funèbres de la veillée jusqu'à la mise en terre. Marie faisait de nombreuses prières aux morts. Lors d'une de ses visions, elle fut assaillie par des mains de ces morts laissés au purgatoire. Lutgarde discutait avec des esprits des morts qui l'informaient de leur situation. Christine l'Admirable, morte jeune, fut conduite au purgatoire et visita l'enfer. Elle y vit la souffrance et la torture des âmes. Dieu lui donna le choix : le paradis ou revenir sur terre et intercéder pour les âmes des pêcheurs. Elle choisit la seconde solution. Sa légende la fit revenir des morts en plein milieu de l'église lors de son propre enterrement, la faisant léviter trouvant l'odeur des pêcheurs insupportable. Son biographe affirmait qu'elle se jetait dans les fours brûlants et s'en ressortant, non sans avoir souffert, sans blessure, qu'elle se baignait dans la Meuse des heures durant en plein hiver … 

Le purgatoire est, néanmoins, une notion théologique récente apparaissant dans les années 1170-80. C'est certainement une des raisons qui fit le succès en leur temps de ces visionnaires s'emparant facilement - quand elles n'en trouvaient pas elles-mêmes - d'un nouveau dogme. 

Gertrude la Grande

L'autre problème pour l'église étaient que le contrôle de ces femmes, vivant dans le monde, - certaines même ayant été mariées comme Marie - nécessitaient des contacts réguliers avec des ecclésiastes mâles et que l'on peut soupçonner d'être aussi hétérosexuels. Or, pour l'église, les femmes – même saintes – sont des « tentatrices ».

Elles risquaient de bouleverser l'ordre masculin. Les prêtres risquaient d'en perdre le repos de leur âme. La vita écrite par Jacques de Vitry sur Marie répondit à ces craintes naturelles des bons pères de l'église. Ces femmes, explique-t-il, ont dépassé leur sexe. Elles étaient asexuées.  N'en comprenaient même rien. Leurs contacts, de plus, pouvaient servir d'épreuves …améliorer au contraire le rapport à dieu de leurs confesseurs en résistant à la tentation mise sur leur chemin.  Ah ! Ces saints hommes ! 
Les vitae insistent lourdement sur la virginité de ces béguines qu'elles soient mariées ou non, insistant sur un désir de vie pieuse dès l'enfance entravé par leur famille qui leur choisissait avec un soin maniaque un époux, voir même plusieurs. Bien sûr, il n'en est rien. L'étude concernant l'hôpital de Wetz montre qu'une béguine avait usé jusqu'à quatre maris avant de rejoindre la communauté. De nombreuses moniales – comme on l'a vu dans un précédent article – entraînaient leurs enfants à leur suite. Les béguines, effectivement, appartenaient à leur société. Elles ne menaient pas une vie de contemplatives, mais bien actives, soignant, quêtant, raccommodant, voyageant, bâtissant … et usant de leur prestige et de leur argent pour organiser leurs communautés. On peut aussi faire un parallèle pour ces béguines avec les fondatrices des premiers monastères féminins du 7-8ème siècle. 

Même si Jacque de Vitry mettait tout en œuvre pour permettre les mouvements des béguines et leur développement comme leur sécurité, cela n'a nullement empêché les persécutions. Clément V condamna le béguinisme en 1312 après le concile de Vienne de 1311, puis Jean XXII en 1336. Suspectés d'hérésie, elles furent ainsi contraintes d'adopter une règle et de se constituer en couvent.  


Marguerite Porete fut ainsi condamnée au bûcher pour hérésie en 1310. Elle fut condamnée à Paris par l'Inquisition pour avoir continué à diffuser un livre écrit en français. Ce livre s'intitule « Miroir des âmes simples » qui serait à l'origine de la réflexion de Maître Eckart. Aleydis de Cambrai fut condamnée en 1236 au même sort pour avoir professé des opinions contraires à la foi catholique. On sait, en fait, peu de chose sur ces deux femmes. Marguerite fut cependant notée parmi les amants de dieu par une autre béguine Hadewijch. Son livre, pour lequel elle fut condamnée, anonyme, circula (écrit en langue française) durant plusieurs siècles pour être redécouvert  par Romana Guarnieri en 1965. 

Hadewijch d'Anvers. 

Si les mystiques précédentes sont guère intéressantes en tant que telles pour avoir été sous le contrôle d'un prêtre. C'est le contraire pour celle ci. 
Hadewijch d'Anvers est considérée comme une mystique et ésotérique des plus influentes au 13ème siècle mais surtout au 14ème siècle en Allemagne. Elle écrivit très certainement entre les années 1220 et 1240 … Contrairement aux autres, elle n'avait pas de protecteurs-futurs-biographes. Ce qui laisse entendre qu'elle n'était pas sous contrôle. C'était néanmoins une béguine et même elle fut responsable d'un groupe de béguines. Elle est, en sus, d'être une visionnaire une poétesse, mêlant à un style courtois et chevaleresque, une réflexion mystique sur l'amour divin. Elle développe une mystique de l'être qui sera, par la suite, reprise par Maître Eckhart. Elle est, de plus, l'inspiratrice de l'oeuvre de Jan van Ruusbroec  qui, lui, n'hésite pas à la citer. 


Or, Hadewijch révèle bien autre chose comme l'explique Luisa Muraro dans son article (cité en sources) : « Expérience de Dieu et différence féminine » :

« Nous pouvons à présent comprendre ce qui se trouve en jeu pour nous tous, dans la pensée féminine engagée dans la polémique entre l'expérience d'une part, et le savoir discursif, raisonnant, logique ou démonstratif de l'autre, et les raisons pour lesquelles cette tâche n'a rien d'irrationnel. Il s'agit d'une lutte pour préserver la signifiance originelle de l'expérience (féminine) contre sa réduction à être signifiée (à être signification) de la part de l'autre, cet autre minuscule qui se représente historiquement comme l'autre sexe, les hommes, accompagnés de leurs discours. 
Écouter Hadewijch d'Anvers nous fera en outre entendre (en-, en-, signifiants d'une intériorité toujours plus profonde) comment Dieu est partie prenante dans cette lutte. Et il vaut la peine, pour cela, de retourner brièvement à l'écoute de Lacan, qui . conclut ainsi sa réflexion sur « Dieu et la jouissance de la femmes ». « Ce qui se tentait à la fin du siècle dernier, au temps de Freud, ce qu'ils cherchaient, toutes sortes de braves gens dans l'entourage de Charcot et des autres, c'était de ramener la mystique à des affaires de foutre. Si vous y regardez de près, ce n'est pas ça du tout Cette jouissance qu'on éprouve et dont on ne sait rien, n'est ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?» 
Hadewijch précise, donc, au terme de sa xvii* poésie (Mengeldicht) : «J'abandonne le thème à ceux qui le vivent :
si pure pensée blesserait la langue de qui voulût en parler. » »

Louis Tytgadt, Le Petit Béguinage de Gand (1886)

Les hagiographes. 

Comme on l'a vu plus loin, les hagiographes de ces béguines étaient aussi leurs confesseurs. L'un d'entre eux, Jacques de Vitry est entré dans l'histoire de l'église de Rome en devenant l'évêque de St-Jean d'Acre et en organisant la 5ème croisade. Certes, on peut qualifier ces femmes de folles. Mais que penser de ceux qui ont rapporté les expériences mystiques hors du commun ? 

L'hagiographie est une série de mentions sur la vie d'un «saint » ou d'une « sainte » afin d'obtenir pour lui ou elle la canonisation. Marie de Oignies ne fut jamais canonisée malgré les efforts de Jacques de Vitry. 
Ainsi, les récits sont emprunts de ce que l'on appelle avec diplomatie de « merveilleux ». Pour être canonisé, il faut avoir commis quelques miracles miraculeux. Bref, avoir des pouvoirs surnaturels … le surnaturel étant l'expression du divin ou du diable. 
Ainsi, oui – on peut les dire folles. Mais eux, on peut les dire tout aussi fous et menteurs qu'elles. Ainsi, si aujourd'hui des psychiatres s'amusent – parce que cela peut être un jeu – de déceler les pathologies de ces visionnaires, pourraient-ils s'inquiéter de ceux qui rapportent les faits et de ceux qui y croient ?

Les miracles – et les hagiographes ne font que cela – servent à assurer la foi des croyants. Ils étaient utilisés comme une forme de langage extérieure au sujet. Ainsi, une sainte ne pouvait qu'avoir vécu de manière extraordinaire et être l'auteure de plusieurs miracles. La véracité des faits tenait aucune place dans les récits hagiographiques et encore moins dans l'esprit du clergé. La question n'était pas là. 
Ces « saintes » ont pour caractéristique : la vision. Bien sûr, on peut se demander – non pas si elles sont réelles – mais qui en est véritablement l'auteur : le hagiographe ou la sainte ? 
Or, dans un besoin de contrôle des religieuses, elles se devaient de raconter leurs « visions » à leurs confesseurs. Ainsi, lorsqu'elles n'en avaient pas, elles étaient soupçonnées de cacher des faits. Bref, elles se trouvaient finalement emprisonnées dans un récit de « visions » quasi-obligé. La « panne » de la vision ne semblait pas exister.

Si le miracle est un langage extérieur, on peut aussi suspecter que la vision soit l'excuse ou une autre  forme de langage celui par l'image. Hildegarde de Bingen expliquait qu'elle avait reçu de dieu des visions lui permettant d'établir de véritables petits traités scientifiques, théologiques et philosophiques. Ces visions permettaient aussi d'illustrer son travail. La vision est l'image. Elle est le symbole. Dans le cas de la dévotion du Sacré-Coeur, il était certainement plus facile et plus parlant d'avoir une vision d'un cœur sanglant avec un Jésus qui explique « que c'est ce cœur qui lui a fait aimer les Hommes » qu'un long laïus hautement théologique sur l'amour divin … Or, Lutgarde était illettrée. Elle n'a rien écrit. Il faut croire sur parole son hagiographe …  Il aurait aussi inventé des nombreux miracles mais pas cette vision en particulier. Ce qui, avouez, ne manque pas de piquant.  

Mechtilde de Magdebourg (1207-1285)

Mechtilde de Magdebourg (1207-1285) est, aussi, une de ces béguines qui marquera l'histoire de ce mouvement. Elle débutera son livre en 1250 (la Lumière fluente de la divinité) que son confesseur Henri de Halle diffusera. Elle est à l'origine de la théologie de l'absence (de dieu).  Persécutée (par l'église très catholique), elle retourna dans sa famille durant 10 ans. Elle passera les dernières années de sa vie dans le couvent de Helfta rejoignant ainsi Gertrude la Grande. Elle n'en fut pas moins la première à écrire une expérience spirituelle en langue vulgaire. Signe de son autorité, elle fut même traduite en latin (!). Comme son dernier livre fut dicté aux moniales d'Helfta, on peut lui reconnaître sa spécificité mais aussi trouver la « touche » personnelle de son confesseur qui a organisé les chapitres des cinq livres précédents. L'authenticité ne peut être mis en doute, mais la mise en conformité est bien présente.  

Elles écrivaient - mais prenaient soin de ne pas le faire en latin - se rendant ainsi à la mesure de tous. Elles séparaient ainsi l'expérience, le vécu d'une foi - dont on peut discuter longuement du contenu mais ce n'est pas le propos dans cet article - à la théorie de cette foi. En cela, on peut comprendre la fascination qu'elles pouvaient exercer sur certains ecclésiastes - qui passaient de la difficulté du raisonnement théologique - y trouvaient la facilité de l'expérience. 


L'église avait, durant cette période de son histoire, deux positions contradictoires, face aux miracles. Elle s'en méfiait, y voyant, à juste titre, une exaltation religieuse difficile à gérer. De l'autre côté, ces miracles lui permettaient d'assurer la foi de la population. La « translation » était d'ailleurs une technique fort prisée. La « translation » consiste à déplacer les reliques d'une église à l'autre ou d'un endroit à l'autre, nécessitant d'imposantes cérémonies. 
Le caractère sacré, pour reprendre une terminologie maçonnique, d'une église est  lié par les reliques. La chasse aux reliques (allant du bout de croix du Christ aux débris d'un habit d'un saint) est un des sports préférés des ecclésiastes de l'époque. 

Ste-Odile, décédée en 720, pour ne citer qu'elle, a été canonisée durant les années 1020-40, soit quelques 300 années après son décès. Elle fut divisée en 158 morceaux répartis (vendus très exactement) entre différentes paroisses. Personne ne souhaite imaginer l'exercice de "séparation". La préservation de l'intégrité d'un cadavre ne semble pas exactement être le fort du catholicisme. 
Sa Vita reprend les grands thèmes de l'époque. Fille du duc d'Alsace, née aveugle, rejetée par un père violent qui souhaitait un fils, élevée dans un monastère, son père se repentant lui permet de fonder un ordre religieux. Elle devint l'abbesse de Hohenbourg. Ce sera sa nièce Gundelinde qui deviendra abbesse du second monastère fondée par Odile (à moins qu'il ne soit fondé par la nièce elle-même aidée par sa tante) de Niedermunster. Hohenbourg et Niedermunster furent dissous après avoir été détruits par les flammes dans les années 1540. Niedermunster posséderait la croix reliquaire, censée contenir les reliques rapportées lors d'une croisade à Jérusalem et amenée par un chameau (!) au hasard de sa course. La légende comme la qualité de la relique permettait d'attirer les pèlerins et de faire la richesse du lieu. Odile retrouve miraculeusement la vue et est projetée dans le monde comme guérisseuse. Hohenbourg et Niedermunster seront destinés à soigner les aveugles par la présence d'une source. 

Le premier type de miracle attendu est « la guérison ». Le guérisseur ou la guérisseuse assure ainsi la venue de pèlerins et donc l'affluence des dons. Les miracles sont utiles, au moins, économiquement. Les « translations » de reliques permettent de renforcer la foi mais d'apporter une nouveauté à un monastère qui s'essouffle. Un nouveau saint permet d'ajouter des reliques, donc des cultes, qui se voudront plus opérationnels, les vieux saints ne faisant plus l'affaire. 
D'une certaine manière, l'église de Rome a inventé les premières bases du marketing opérationnel et du business plan. Les parcs d'attractions n'ont qu'à prendre des notes. Cependant, le nombre de saintes est bien inférieur aux nombres de saints …. Les femmes ne semblent attirer que de leur vivant. 

Bien évidement, la réponse à la question : est-ce qu'ils croyaient (vraiment) à ces absurdités ? Est laissé à votre propre jugement. 
Les hagiographes nous semblent, peut-être, bien étrangers et manquant cruellement de scrupules avec la simple notion de la vérité. Or, si aujourd'hui, on ne promène plus des bouts de cadavres à travers le pays dans des longues processions, qu'en est-il exactement de Lourdes ? Qu'en est-il aussi de ce miracle à Créteil de 2012, reconnu comme tel et permettant la béatification du prêtre ?

Le mouvement des béguines du 13ème siècle de Liège n'en demeurent pas moins le seul mouvement qui peut revendiquer, encore de nos jours, une indépendance spirituelle comme matérielle. Elles s'étaient non seulement organisée en communauté autonome, mais aussi pouvaient avoir entre elles une sociabilité pouvant leur permettre d'échanger et de partager.  

Le rôle du confesseur-hagiographe apparaît ainsi bien en marge, devenant leur premier admirateur mais aussi leur donnant l'occasion de diffuser leurs écrits. Ainsi, la relation de ces duos spirituels entre la mystique et le prêtre passeraient pour une alliance de fortune si Jacques de Vitry n'avait pas porté un doigt de Marie d'Oignies autour de son coup toute sa vie. 


 

Sources. 

Lauwers Michel. Expérience béguinale et récit hagiographique [À propos de la "Vita Mariae Oigniacencis" de Jacques de Vitry (vers 1215)]. In: Journal des savants, 1989, n° pp. 61-103; doi : 10.3406/jds.1989.1522 http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1989_num_1_1_1522


Lauwers Michel. "Noli me tangere". Marie Madeleine, Marie d'Oignies et les pénitentes du XIIIe siècle. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, tome 104, n°1. 1992. pp. 209-268; doi : 10.3406/mefr.1992.3225 http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9883_1992_num_104_1_3225

Maître Jacques. Entre femmes. Notes sur une filière du mysticisme catholique / Among Women. Notes on Catholic Mysticism.. In: Archives de sciences sociales des religions, n°55/1, 1983. pp. 105-137; http://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1983_num_55_1_2275

Van Mierlo J. Encore Hadewyck et Bloemardinne. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 7, fasc. 2, 1928. pp. 469- 510; doi : 10.3406/rbph.1928.6512 http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1928_num_7_2_6512

Muraro Luisa. Éxpérience de Dieu et différence féminine. In: Les Cahiers du GRIF, Hors-Sérien°2, 1996. Âmes fortes, esprits libres. pp. 33-47. doi : 10.3406/grif.1996.1900
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1996_hos_2_1_1900

Deregnaucourt Jean-Pierre. Les béguines de l'hôpital des Wetz de Douai de 1350 à 1372. In: Revue du Nord, tome 82, n°334, Janvier-mars 2000. pp. 35-52;
doi : 10.3406/rnord.2000.2984
http://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_2000_num_82_334_2984

Coomans Thomas. Saint-Christophe à Liège : la plus ancienne église médiévale du mouvement béguinal. In: Bulletin
Monumental, tome 164, n°4, année 2006. pp. 359-376;
doi : 10.3406/bulmo.2006.1383
http://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_2006_num_164_4_1383

Sabine Klapp, « Les abbesses des chapitres de chanoinesses d’Alsace du XIVe au XVIe siècle », Revue d’Alsace [En ligne], 136 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2010, consulté le 13 juillet 2017. URL : http://alsace.revues.org/212 ; DOI : 10.4000/alsace.212 

 

Quant à ce que celles que j'ai présentée, sont-elles "saintes" ? Jugez par vous même.

Lutgarde a été inscrite au "martyrologue romain" en 1584. Christine l'Admirable n'a jamais été officiellement canonisée bien qu'un culte local existe pour ce qui la concerne. Pour Marie d'Oignies, aucune date n'est précisée - ce qui est mauvais signe - en dehors d'une translation de son corps au 17ème siècle. Hadewijch d'Anvers est mentionnée comme une mystique et poétesse du 13ème siècle, mais absolument pas connue et reconnue par l'église catholique - certainement trop "hérétique". Mechtilde de Magdebourg ne semble avoir pas plus de reconnaissance bien qu'une date censée la fêter est fixée.

Gertrude la Grande (qui fut abbesse d'un couvent cistercien) fut inscrite au martyrologue romain en 1637, son culte fut étendue en 1737. Elle fut redécouverte à la fin du 19ème siècle, la dévotion au Sacré-Coeur (initiée par Lutgarde) étant reconnu. 

Hildegarde de Bingen ne fut jamais canonisée (la dernière tentative date de 1244). Elle fut néanmoins inscrite comme sainte au martyrologue romain à la fin du 16ème siècle (rappelons malgré tout qu'elle est décédée en 1179!). Ce qui fut validée en 2012 et en 2017, elle fut proclamée "docteur de l'église". Quant à Elisabeth de Hongrie que certains historiens associent aux mouvements des béguines, décédée en 1231, elle sera canonisée en 1235. Ceci permet d'avoir une idée du délai d'attente ...  (ou pas). 

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L
Merci ma T:.C:.S:. pour cette série d'articles très éclairants sur le rôle spirituel des femmes au cours des époques. Tu en as peut-être l'intention, mais un livre qui reprendrait tes articles bien documentés et une coopération avec certain(e)s historien(ne)s connu(e)s et reconnu(e)s serait d'une grande utilité à la communauté maçonnique dans son ensemble.<br /> 3ises, LeDoc
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L
Merci de ton commentaire Non, je n'ai pas prévu un livre avec des historiens, mais un livre effectivement est en travaux reprenant non pas mes articles, mais les principales idées ...
B
Un titre donné à cet article, exagéré" au point d'être inexact car ces mystiques n'étaient pas contre l'Eglise, quelques erreurs historiques, mais un article qui mérité d'être proposé sur un sujet peu abordé.<br /> http://www.theologica.fr/
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L
C'est plutôt l'église qui était contre elles ... et non l'inverse, c'est vrai ... mais comment ne pas être "contre" quelque chose qui vous rejette?
G
Article intéressant.<br /> Sinon, j'avais lu un livre sur Hildegarde de Bingen, il y a longtemps. Je me rappelle avoir trouvé la lecture intéressante aussi, j'avais aussi acheté un disque avec plusieurs de ces compositions musicales histoire de me faire une idée.
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L
Je dois avoir un livre sur elle au fond de ma bibliothèque. De temps en temps, je choisis pour illustrer mes articles un morceau d'elle.
H
La Maçonne Béguine ! ! ! ! (pourquoi pas?)<br /> Un petit(?) retour dans le temps ? ? ?<br /> Merci de nous apprendre des choses ........
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L
Ben voyons ! Il ne manquerait plus que cela ... L'histoire du catholicisme peut être passionnant si elle n'est pas écrite par l'église catholique ...
L
Un incontournable sur ce sujet, entre autres :"La Résistance au christianisme. Les Hérésies, des origines au XVIIIe siècle" de Raoul VANEIGEM, aux éditions FAYARD.
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L
Merci Lionel ! Un seul livre? A mon avis, comme tout était hérétique pour l'église même elle-même, on pourrait en écrire beaucoup d'autres.