28 Novembre 2015
La radicalisation peut toucher tout domaine qu'il soit religieux ou politique. Il y a cependant des formes de radicalisme plus dangereuse pour la société que d'autres : les extrémismes politiques et les fondamentalismes religieux qui, quoiqu'ils soient, appellent à la haine de l'autre, à l'intolérance s'imaginant en charge d'une mission sacrée.
Chaque mouvance extrémiste ou intégriste cherchent à convertir le plus grand nombre à sa cause. Le fondamentalisme islamique n'est pas une exception de ce que nous avons, déjà, connu dans le passé.
Cependant, à l'heure ou les médias s'emparent du sujet – sans véritablement avoir des informations utiles ou utilisables – la question de comment des jeunes, présentés comme des adolescents sans problèmes, se radicalisent à l'islam ?
En octobre 2014 fut ouvert le premier centre de « dé-radicalisation » en France, ceci après plusieurs années de retard sur les pays voisins. Les précurseurs sont les danois avec un premier centre en 2007. Le principe de la « dé-radicalisation » est de traiter l'islamisation comme une manipulation sectaire par une approche psychologique. La France a, ainsi, mis en place un numéro vert permettant aux familles et aux enseignants de signaler les jeunes qui leur paraissent radicalisés.
Les chiffres, qui sont publiés dans les médias, indiquent ainsi que 40% sont des convertis – voir même que 80% sont issus de famille athée (aux dernières nouvelles). Malheureusement, ces chiffres ne peuvent pas être considérés comme justes. Il ne concerne que les jeunes signalés par les familles – De plus, ils fluctuent d'une « information » sur l'autre au profit d'un certain goût inné pour le sensationnalisme.
En dehors de ces chiffres controversés, nous ignorons tout des causes de cette radicalisation à part « des rencontres sur les réseaux sociaux » qui d'un seul clic transforme un jeune en tueur en série et en jihadiste.
Si cette idée semble satisfaire bien de nos contemporains, ce n'est pas mon cas. Une réflexion, voir une recherche d'information plus subtile que les médias traditionnels, m'a semblé nécessaire.
Des études ont existés et existent encore. Un programme de veille initié en 2004 par la France, le Canada et les USA a cherché les différents facteurs de basculement vers la radicalisation. Il s'agit de Radicalization Watch Project, RWP.
Malheureusement, on n'en trouve pas de traces exploitables en France. Son blog en langue française n'existe plus. Un site (anglais) présente une revue traitant différents sujets liés Il existe une centaine de centres d'études dans le monde – bien entendu de recherches universitaires –source
Face à cette liste, la France et les pouvoirs publics ont été incompétents à conduire une réflexion sérieuse sur la question. Il faut se contenter des centres d'étude égyptiens, israéliens, suédois, américains, canadiens ou anglais …
Mon intention a été retenue par deux documents :
une thèse de doctorat de Benjamin Ducol (2015), « Devenir jihadiste à l’ère numérique - Une approche processuelle et situationnelle de l’engagement jihadiste au regard du Web », de l'Université de Laval/Québec. Cette thèse repose sur l'analyse empirique des biographies de 12 individus canadiens, français et belges qui sont devenus jihadistes.
Un article de Luis Martinez « Discours et représentations sur l’attentat-suicide auprès de dix jeunes musulmans de la région parisienne » dans le cadre d'une étude de 2007 pour la Commission Européenne sur «Le radicalisme des jeunes musulmans en Europe»,
Quel est le processus qui fait basculer un jeune dans la radicalisation ?
Voici quelques éléments de réponse.
L'âge, remarque-t-on, ne constitue pas un des éléments essentiels de la radicalisation, même si ce sont des jeunes de 15 à 25 ans qui sont concernés. Plus que l'âge, les individus lors de leur engagement jihadiste disposait d'une disponibilité.
Ils étaient en quelque sorte dans un cycle de passage d'un état à un autre. Le parcours biographique de ces jeunes hommes et de cette jeune femme (une seule) sur les 12 personnes étudiées par Benjamin Ducol montre une certaine vacuité – du temps – c'est-à-dire une disponibilité matérielle.
Pour exemple, ce français d'origine catholique pratiquant ayant arrêté sa scolarité en 3ème est entré dans « les compagnons du devoir ». Il a dérivé quelques temps, un peu de drogue, a fini par arrêter sa formation, est devenu intérimaire allant de petits boulots en petits boulots pour finalement se radicaliser et commettre un attentat suicide. Ce belge encore qui, baccalauréat en poche, a arrêté ses études et a fait des petits boulots. Il s'est radicaliser vers 21 ans. Un autre encore affiche clairement qu'il avait le temps préparant un doctorat (canadien) !
Nous n'avons pas besoin de lire une thèse pour savoir que nos relations, notre capacité à tisser des liens relationnels, nous permettent aussi de passer des cycles dans nos vies, marquent des changements comme le divorce des parents, un déménagement nous coupant de notre cercle amical initial. Benjamin Ducol présente le témoignage de ce jeune belge qui, suite au divorce de ses parents, a décidé de rester avec son père pour « garder ses copains ». Il s'est converti à l'âge de 15 ans pour " être comme les copains" .
Avec plusieurs d'entre eux, il est parti quelques années plus tard en Syrie. D'autres ruptures comme celle amoureuse d'un autre belge, issu d'une famille aisée et non pratiquante, l'ont fait rencontré par sa nouvelle petite amie dès ses 15 ans, le groupuscule islamique de Fouad Belkacem et Sharia4Belgium.
Ainsi, la première rupture n'est pas djihadiste mais au travers d'événements qui s'ils sont douloureux sont courants.
Si la disponibilité (c'est-à-dire avoir du temps), les accidents et incidents dans le parcours de vie sont des explications conduisant à la radicalisation, offrant à la fois une espace et un terrain propice, ces jeunes gens ont aussi comme point commun une disponibilité intellectuelle (ou cognitive).
Il serait faut de croire que « cela arrive un peu par hasard » parce que l'adolescent a du temps à perdre, a perdu sa bande de copain ou a fait de « mauvaises rencontres ». L'adolescence est aussi l'occasion d'expérimenter, de cultiver les comportements à risque comme rechercher des sensations fortes. Ce que l'étude appelle une disponibilité cognitive ou une élasticité cognitive, comme ce jeune belge qui s'est converti deux fois – la première au catholicisme et la seconde fois à l'islam - La mélancolie, le mal-être ou bien un sentiment d'inutilité – la crise d'adolescence en somme – sont aussi des facteurs permettant cette disponibilité cognitive conduisant à la radicalisation, comme la frustration, le mécontentement ou un certain refus à « la normalité ». Ce n'est pas pathologique, mais ces cas étudiés montrent, dans ces personnalités, une certaine fragilité, une faille, un déséquilibre.
Nous voyons ici que ces dispositions sont, en somme, banales. Si elles définissent une situation – un « état d'esprit » - qui conduit à la radicalisation, il y a aussi des « mécanismes de sélection » qui sont nécessaires pour qu'un jeune en particulier bascule dans le jihadisme. On comprendra facilement que devenir jihadiste n'est pas anodin. Hormis une certaine ambivalence personnelle, une période troublée dans un parcours de vie, il faut aussi expliquer pourquoi un individu en vient à être exposé à cet univers radicalisé et à l'accepter.
On ne peut pas écarter simplement d'un geste – sous le prétexte que l'on parle de secte et d'embrigadement – l'idée qu'il y a aussi véritablement un choix par goût de ce mouvement radical chez ces jeunes.
On peut estimer que leurs perceptions est faussées – par leur croyance et leur inculture, comme une absence d'esprit critique.
Benjamin Ducol montre que ces personnes dont il a retracé le parcours et les motivations avaient une préférence – c'est-à-dire qu'ils ont fait le choix. Nous choisissons toutes et tous nos cercles relationnels par goût, parce que structurellement, ils nous conviennent et convergent vers ce que nous désirons ou voulons devenir (ou faire).
Un jeune canadien tombé dans la petite délinquance explique qu'un jour il a suivi un groupe de musulmans à la prière et que – de là – il a découvert sa voie, un mode de vie qui lui convenait. Il ne fréquentait plus ses anciens amis (délinquants), préférant la mosquée et la compagnie de musulmans pratiquants y trouvant des modèles, s'obligeant lui-même à une bonne pratique religieuse. Cette conversion fut vécue par son entourage familial comme étant un bien. Il ne buvait plus, ne se droguait plus, ne volait plus. Ce bien-être, cette dignité retrouvée – car il en va, bien sûr, de l'image de soi – a conduit nécessairement ce jeune canadien a s'investir complètement dans une pratique religieuse rigoureuse et à côtoyer des rigoristes. Ce que l'on appelle plus vulgairement le « zèle du converti ».
De même, l'étude montre des motivations comme « partir », avoir une autre vie (meilleure ou plus en accord avec un rêve d'ailleurs), remettre en cause une société qu'ils considèrent comme étant assassines.
Or, Luis Martinez va plus loin dans sa réflexion sur les préférences. La frustration ou la colère n'est pas suffisante pour expliquer la radicalisation et faire le choix de la violence. Il y une disponibilité pour entendre un nouveau discours, parmi les musulmans. Si certains sont insensibles – et le sont majoritairement – d'autres au contraire trouvent dans le discours de l'hyper-violence une réponse, un moyen de relier leur foi à leur existence. « Les étapes de la radicalisation sont les suivantes:
"La prise de conscience d’un monde musulman assiégé et agressé par l’Occident, la découverte du drame qui frappe les civils musulmans, et enfin par le devoir de Jihad afin de leur venir en aide. Cette aide prend deux formes: le recours soit au Jihad défensif, en partant en Irak ou en Afghanistan, soit au Jihad offensif, en acceptant de frapper ici même l’agresseur, en l’occurrence un pays occidental. Il reste à aider les candidats potentiels à surmonter l’interdit de tuer des civils. » explique-t-il.
Il existe, dans ce long processus, des acteurs extérieurs qui aident au basculement (Benjamin Ducol parle de coapteurs familiers).
Ce jeune belge, qui suite à une première rupture amoureuse et à la rencontre d'une nouvelle petite amie, s'est converti à l'islam à 15 ans, compte parmi son nouveau cercle relationnel le grand frère de sa nouvelle petite amie qui lui fait rencontrer Fouad Belkacem. De même, si on trouve dans son cercle d'amis et de proches les relations nécessaires, il y a des rencontres fortuites. L'histoire d'un jihadiste – aussi belge – qui après sa faillite, la perte de son emploi, se trouvant sans rien, est aidé par un fondamentaliste. Avec lui, il va à la Mecque et rencontre plusieurs jihadistes.
Cela va chagriner bien des médias d'apprendre que si internet est important, il n'est pas pour autant la cause de la radicalisation. Ainsi, Benjamin Ducol – après avoir étudié un forum de fondamentalistes Ansar al-Haqq et plus de 2400 inscrits – indique que 51% des inscrits sont de fait des recherches actives et 41% de fait de conseils d'amis dans la vraie vie.
L'exposition web a un site internet ou à un contenu internet fortement radical n'est jamais fortuit. Ce qui, d'ailleurs, tout utilisateur d'internet sait – nous ne « tombons » que sur des typologies d'information que nous cherchons (et même parfois, nous mettons un certain temps pour les trouver), rejetons ce qui ne nous convient pas et/ou ne correspond pas à notre recherche/opinion.
Cette exposition à des sites jihadistes est liée à une recherche exclusive des individus. Il faut, en effet, être repéré comme susceptible d'être intéressé pour être contacté (éventuellement) et être entraîné au jihad. Bien évidement, pourquoi ces jeunes atterrissent sur de tels sites et visionnent des contenus (films) de propagandes ? Pour les mêmes raisons, qu'ils rencontrent dans la vraie vie des personnes qui les conduisent soit dans une mosquée, soit dans un groupe de lecture, ou se mettent à lire avec avidité le Coran.
Désir d'être « mieux informés », d'avoir des réponses à des questions, refouler une frustration – Certains expliquent qu'étant peu instruit sur leur nouvelle religion, au fur à mesure de leur radicalisation dans la vie réelle, ils ont fait des recherches personnelles sur internet. C'est bien entendu les réponses qui leur « plaisent » qui sont retenues ou fouillées plus avant, même si l'entourage dans la vraie vie sert de modérateurs ou discutent de l'idéologie véhiculée sur les sites. D'autres encore ont été invité par leurs relations amicales, toujours dans la vraie vie, à visionner des vidéos jihadistes, de s'inscrire à certains forums ou télécharger des livres spécifiques.
Benjamin Ducol souligne aussi chez ces jeunes déclare une méfiance vis-à-vis des médias traditionnels, et sont donc en recherche d'une source d'informations alternative. Nous connaissons toutes et tous cette démarche qui consiste à faire dérouler différents sites pour obtenir une information plus complète sur un événement, parce que les médias traditionnels nous semblent incomplets ou peu crédibles. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait pour trouver des éléments me permettant de rédiger cet article.
Internet n'est qu'un support comme le serait des tracts, des livres, des vidéos sur d'autres supports que le Net ou des formations/informations au sein de réunions exposant son lot de photographies …
Internet est sur le mode virtuel, tout à la fois, une bibliothèque, des salles de réunions, des magazines officiels ou clandestins, et des salles de vidéoprojection. Internet, cependant, permet de mettre en ligne du « prêt-à-penser » et de développer une propagande en la rendant accessible.
« Des millions d’individus peuvent souhaiter l’instauration d’un Etat islamique, mais ils ne sont que quelques milliers à être disposés à mourir et donc prêts à tuer pour sa réalisation. De même, on pouvait être un fervent et virulent nationaliste irlandais sans pour autant rejoindre l’IRA, un révolutionnaire gauchiste sans être un membre des Brigades Rouges, etc. » souligne Luis Martinez dans son article.
S'il existe des radicaux – de tous bords – ils sont, en effet, très peu à choisir des mouvements clandestins armés dans le but de tuer et de mourir.
"Cette prise de conscience d’un monde musulman maltraité exacerbe la sensibilité, ce qui affaiblit la lecture rationnelle, objective des événements dramatiques. m>L’information qui est véhiculée concernant la communauté musulmane agressée par l’Occident se greffe sur des faits historiques ou des événements avérés. Au sentiment d’injustice doit s’ajouter celui de la révolte face à la violence." explique Luis Martinez.
Acceptet l'attentat-suicide comme modalité n'est pas possible en France pour ce que Luis Martinez appelle les « apprentis jihadistes ». Leurs croyances, les réflexions se sont construites avec leurs rencontres et leur lectures dans un pays en paix, c'est-à-dire dans un environnement protégé. Par contre, une fois en Syrie (en Irak pour Luis Martinez qui rédigeait cet article en 2007), les jeunes jihadistes sont sous une autre emprise.
Il n'existe, donc, pas de « fatalité » qui conduirait des jeunes à partir en Syrie faire le « jihad », même s'ils le justifient comme « défensif » - qui est une nuance essentielle pour les musulmans – et commettre des attentats-suicides.
Internet, seul, n'est pas suffisant pour qu'un jeune bascule dans la radicalisation. Il lui faut un envirronnement propice, une disponibilité et des relations amicales de confiance pour cela. S'il s'agit d'un embrigadement, il ne s'agit pas d'un embrigadement fermé – la famille, les proches, l'école jouent toujours un rôle – Les différents témoignages reccueillis par Benjamin Ducol ne fait, d'ailleurs, référence qu'à un cas qui s'est coupé (suite à un déménagement) de sa famille et de son milieu complétement au fur à mesure de sa radicalisation.
Nous sommes donc, très loin, de ces soi-disants embrigadements éclairs, de ces jeunes qui tombent par hasard sur des appels à mourir et tuer … Nous sommes, très sûrement, face à un problème de société – et le nôtre -
Luis Martinez, « Structures, environnement et basculement dans le jihadisme », Cultures & Conflits [En ligne], 69 | printemps 2008, mis en ligne le 17 juin 2008, consulté le 27 novembre 2015. URL : http://conflits.revues.org/10912
Luis Martinez « Discours et représentations sur l'attentat-suicide auprès de dix jeunes musulmans de la région parisienne », Revue internationale de Crimonologie et de police technique et scientifique, avril 2010 - http://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/5konp4tce4se7d09j4gk54c0l
Benjamin Ducol - http://www.chaire-terrorisme.ulaval.ca/index.php?pid=157
Mise à jour : le 09/02/2019.